Pierre BOUDON

sémiologue,
Professeur à l'Université de Montréal


«La conscience semble un miroir d'eau d'où tantôt le ciel, tantôt le fond, viennent vers le spectateur : et souvent l'eau nue et accidentée fait une foule de miroirs et de transparences, une inextricable image d'images. »
P. Valéry*

 

Par ce terme ancien, le prenant au sens large autorisé par l'étymologie, j'aimerai situer la place qu'occupe le reflet dans la peinture, effet plus que thème relevant d'une science dont la définition serait l'étude des rayons réfléchis avec celle des rayons rompus. Situer, c'est-à-dire, avoisiner cet aspect au moyen de termes qui nous permettraient d'en circonscrire le phénomène ; ce qui me viennent à l'esprit : le corps et son ombre, qu'elle soit projetée au sol ou signe de son relief, ombre que l'on peut détacher dans le premier cas jusqu'à en faire disparaître la cause dont il reste la métonymie (la silhouette); ou bien, dans le second cas, l'incruster jusqu'à ce que cette ombre « fasse corps» (le modelé). Au-delà de cette inversion, toutes les figures de style sont possibles (ombres démultipliées suivant la nature des sources lumineuses, brisées, selon celle des surfaces de projection). Un corps est une substance absorbante, comme l'empreinte qui serait son creux — toujours  la  trace d'une présence­absence — , à l'opposé d'une lumière comme substance irradiante, implicite ou explicite, directe ou indirecte ( puisque aveu­glante) dont l'un des effets projectifs est bien sûr ce reflet que nous cherchons à décrire. J'aimerai aussi évoquer l'auréole de lumière, le nimbe, métaphore d'un corps à la fois opaque (terrestre) et lumineux (céleste), substances se conjoignant dans l'icône où le fond est d'or (lumière sans ténèbres), voire panchromatique (cf. l'arc-en-ciel, comme dans la résurrection de Grùnewald du retable d'Isenheim).
Devrais-je également parler de l'« image en miroir » ( la spéculante), double du corps également présent et absent (comme dans le « mariage des Arnolfini » de Van Eyck), grossi et réduit comme dans l'auto-portrait du Par­mesan (Musée de Vienne), manipulation de la forme jusqu'à l'anamorphose permise par l'artifice d'un miroir ? Image, écho, réverbération, ... Il ne s'agit en fait que de formes ( mises en résonance) et non de substances, comme si l'histoire de la pensée visuelle en Occident répétait ce conflit incessant entre la présence massive et son redoublement spé-culaire (ventriloquie de cette peinture occidentale?). Je pense en particulier à cette expérience fondatrice, dans notre histoire, très précisément étudiée par H. Damisch** : celle de Brunelleschi devant le baptistère de Florence, où l'« engin perspectif» (il n'y a pas d'autre mot) permettait à la fois de fixer exactement les proportions de l'édifice tout en laissant à l'œil le loisir de contempler la course des nuages « reflétée » par le miroir.

Mais encore : le reflet peint, à vocation naturelle et non artificielle, n'est pas même la reproduction en miroir qui n'est que différemment d'un corps en son entier (ou l'une de ses parties manifestée) ; il n'est que fraction d'un ensemble hypothétique, éclat démultiplié d'une réalité non pas invisible (comme l'est le céleste ) mais entr'aperçue. Le reflet, lisible et bien souvent suggestif d'une totalité implicite n'offre qu'une figure morcelée à la manière de l'objet brisé et éparpillé, tesselissé, à la manière du puzzle dont on reconnaît certaines pièces et que l'œil complétera mentalement. Fondamentalement discontinu (au sens topologique), son être révoque toute unicité, toute compacité, que l'on prête aux corps, aux objets (par exemple, leur nature discrète) ; le reflet n'est ainsi que cette possibilité d'entrevoir un ensemble au travers d'une multiplicité irréductible, renvois diasporiques et hétérogènes à une présence ambiante : ici, voitures, signaux lumineux, taches d'immeubles, à travers le luisant de flaques d'eau, le reflet est alors ce nimbe qui peut totaliser sans totalisation, présences possibles ou ambivalentes qui ne sont pas sans évoquer la suite indéfinie des chaînes interprétatives dans la sémiotique de Ch.S. Peirce. Le reflet est monde à l'envers dont on suppute qu'il existe un endroit, comme la tapisserie retournée, encore lue au travers de ses fils, nous indique un dessin. Métaphore du monde (en un sens philosophique) je n'aborderai pas ce point quant à savoir s'il faut, pour voir, retourner ou traverser cet écran.
Présence insaisissable ; le reflet n'évoque-t-il pas également une accidentalité généralisée, une incapacité à construire un réseau de formes latentes à mailles plus ou moins lâches ? On pense évidemment à une solution « pointilliste» (le point généralisé), mais justement, celle-ci n'a de consistance qu'en maintenant fermement le sens des contours généraux (sinon, la représentation s'effondre). Or, nous l'avons vu, le reflet n'est pas cela : métonyme, moyen terme permettant une reconstitution, il est une singularité (au sens mathématique) comme point/moment caractéristique d'un déploiement de la forme ; ni élément (ou point), ni contour global, le reflet est ce vacillement comme sens donnant au regard ce plaisir d'une recomposition imaginaire.
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Montréal - 1987.

*Paul Valéry, Tel Quel, m Œuvres, tome II. Bibliothèque de la Pléiade, p. 604.
**Dans son ouvrage, Théorie du nuage (Seuil, 19721,suivi d'une étude dans la revue Macula 5/6 ( 1979) sur l'« origine » de la perspective.